Carrefour : le chant du signe

Abstract
Le monde de la publicité vit depuis ses origines sur un contrat, sur une convention sémiotique tacite qui peut se résumer de la façon suivante : tout objet de promotion est considéré comme un support recevant un signifié élaboré par la parole, voué à la variation, susceptible d'être adapté aux fluctuations économiques, sociologiques, culturelles... Ainsi, telle marque de cigarettes se présentera, dans un contexte économique florissant, comme « la plus chère des brunes » pour devenir, en période de récession, « la plus longue » avant d'être présentée — mode oblige — comme « la plus étrange ». Telle voiture, d'abord offerte comme « brillante », devient vite « économique » pour être aujourd'hui « faite pour durer ». Les exemples de ce type pourraient être multipliés à l'infini ; parfois, les significations successives du même objet sont carrément contradictoires ; peu importe, le signifié publicitaire d'un produit est conventionnellement conjoncturel et éphémère, prêt à être effacé par la présentation d'un nouveau signifié qui, le temps de son existence, définira le produit avant de céder la place à une nouvelle signification tout aussi artificielle que la précédente. Tout à coup, dans ce monde ronronnant, où les initiatives originales ne dépassent pas la découverte d'une musique accrocheuse ou d'un accent nouveau, dans ce petit univers où tout le monde respecte la loi du signifié artificiel, dans cette confrérie au sein de laquelle chacun connaît les frontières sémiotiques que l'on ne doit pas dépasser, dans cette franc-maçonnerie publicitaire « éclatent », tels une bombe, une incongruité, un crime de lèse-majesté, « les produits libres de Carrefour », coup de poignard référen- tiel dans le dos de la signification artificielle de la publicité. Cet événement, qui paraît déchaîner les passions, qui entraîne les réactions les plus saugrenues et les plus contradictoires, nous semble mériter une analyse attentive sur le plan linguistique et sémiologique, analyse qui porte exclusivement sur les slogans utilisés dans cette publicité. L'article que nous publions ici est tiré d'une étude menée par l'auteur dans le cadre des départements de recherche de Publicis.Bentolila Alain. Carrefour : le chant du signe. In: Communication et langages, n°31, 1976. pp. 107-116