Abstract
Stéphane A. Dudoionon, La question scolaire à Boukhara et au Turkestan russe, du «premier renouveau » à la soviétisation (fin du XVIIIe siècle- 1937). Les écoles musulmanes de l'Asie Centrale pré-moderne {maktab et madrasa) ont longtemps passé pour survivances attardées d'un ordre que le triomphe du modernisme colonial vouait irrémédiablement à une prompte disparition. Cependant c'est entre les murs des grandes écoles théologiques et juridiques de Boukhara que s'élabora, dès la fin du XVIIIe siècle, un renouveau profond de renseignement, fondé sur le retour à l'étude et l'interprétation directe des textes sacrés et induisant à ce titre une véritable révolution éthique. Ce premier renouveau boukhare exerça une influence déterminante sur le mouvement réformiste apparu au milieu du XIXe siècle au nord de l'Asie Centrale, dans les principales villes musulmanes de la région Volga-Oural. La renaissance de l'Islam tatar, dynamisée par la révolution de Russie en 1905, devait ensuite influer en retour sur la réforme scolaire en Asie Centrale méridionale, se conjuguant à de multiples influences extérieures dont les moindres ne furent pas celles de l'Inde et de l'Empire ottoman — une place particulière revenant aux organisations constitutionnalistes iraniennes, très présentes au Turkestan russe comme en Boukharie dans la première décennie du siècle. Tandis que la réforme du kalâm (théologie dogmatique) et celle du fiqh (droit musulman) empruntaient l'essentiel de leurs arguments aux auteurs du renouveau des madrasa boukhares de la première moitié du xixc siècle, la réforme scolaire s'iaspira très directement, elle, des expériences systématisées daas le monde tatar (Volga-Oural et Crimée) à partir des années 1890. La nouvelle méthode était axée sur l'apprentissage rapide de la lecture et de l'écriture grâce à un enseignement donné dans la langue maternelle des enfants et non plus par la déclamation mécanique du Coran. Ce changement riche de conséquences permit l'apparition d'un enseignement éthique et scientifique en langues nationales et suscita indirectement, partout en Asie Centrale, la naissance des premières écoles musulmanes en langues ethniques. La question scolaire en Asie Centrale revêtait d'emblée des enjeux politiques, dont les observateurs russes ne tardèrent d'ailleurs pas à comprendre l'importance. Au Turkestan sous administration tsariste, la réforme des maktab fut perçue comme le moyen d'acquérir une égalité en droits avec les populations européennes de l'Empire, en prélude à un contrôle autochtone des richesses de la région et à un début d'autonomie politique. Dans le protectorat de Boukhara cependant, État musulman théoriquement indépendant fondé en droit sur la charia, toute tentative de réforme de l'enseignement théologique et juridique était indissociablement liée à une critique du régime des émirs. L'hostilité des oulémas traditionalistes et la politique de balancier des souverains et de leurs vizirs contraignirent le plus souvent les partisans de la réforme scolaire à l'action clandestine. Les sociétés secrètes fondées successivement pour promouvoir la modernisation des maktab et des madrasa furent la base sur laquelle se développèrent les sociabilités politiques de la région jusqu'à la soviétisation. Parallèlement le positionnement des forces en présence sur la question de l'enseignement recoupa des clivages sociaux et politiques durables de la Boukharie, parmi lesquels la rivalité entre factions reposant sur des bases régionales (gens de Boukhara contre ceux de Koulâb) ou communautaires (voir le positionnement des minorités juive ou chiite) semble avoir joué un rôle déterminant.Stéphane A. Dudoignon, The school matter at Bukhara and in the Russian Turkestan, from the "First Renewal" to Sovietization (end of eighteenth century-1937). Muslim schools in pre-modern Central Asia (mekteb and medresseh) were for a long time held to be mere relics of an order the triumph of colonial modernism doomed to disappearance. Nevertheless, it was within the great Bukharan theology and law schools that, from the end of the eighteenth century, a deep renewal was worked up of teaching methods based on return to direct study and interpretation of the sacred texts, and therefore inducing to some real revolution in ethics. The first Bukharan renewal had a determining influence on the reformist movement which emerged in the mid-nineteenth century in the northern part of Central Asia, in the main Muslim towns of the Volga-Ural region. The renewal of Tatar Islam, propped up by the 1905 Revolution in Russia, was then to have a return effect on school reform in the southern part of Central Asia. Its influence was combined with several external ones. India and the Ottoman Empire did not assume the lesser role, and in the first decade of the century, constitutionalist Iranian organizations managed to assert themselves in Turkestan and at Bukhara. Whilst the reform arguments of kalâm (dogmatic theology) and fiqh (Muslim law) were drawn from authors pertaining to the renewal trend of Bukharan medresseh in the first half of the nineteenth century, the...

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