Abstract
Cet ouvrage, issu d’un colloque organisé à Lausanne en 2013, propose une stimulante réflexion sur la textualité médiévale, appuyée sur une très riche bibliographie comprenant notamment les études provenant du domaine germanique. Ainsi que l’expose une substantielle introduction, la définition d’une entité textuelle abstraite, irréductible à ses divers supports matériels, ne va pas de soi dans le contexte médiéval: la transmission ne se pense pas comme reproduction à l’identique mais comme adaptation, et s’accompagne de variations telles qu’on peut hésiter à reconnaître l’original dans la copie. Ce problème d’identification des textes est abordé d’un point de vue théorique et pratique, puisqu’il s’agit d’examiner les ‘paradigmes permettant de discerner la continuité d’une identité textuelle dans la fluctuation des témoins’ (p. 57), et de s’interroger sur les présupposés qui fondent les outils de recensement des textes (titres, attributions ou classements de manuscrits). L’attention est centrée sur les traditions textuelles complexes que le Moyen Âge tardif a produites, parmi lesquelles sont distingués réécritures et remaniements, traductions, cas d’appropriation d’un texte-source par un auteur, et enfin deux exemples d’identité textuelle particulièrement problématique, d’une part les versions du Tristan en prose dont Damien de Carné étudie le rapport ambivalent avec le cycle du Lancelot-Graal, et d’autre part La Légende dorée, constellation de textes hagiographiques qui pourrait se définir comme un genre plus que comme une œuvre (Florent Coste). Si un texte peut être adapté à différents contextes de réception sans pour autant perdre son identité, comme dans les cas du récit de Marco Polo (Christine Gadrat-Ouerfelli), de la légende de sainte Geneviève (Nolwenn Kerbastard) ou des versions vernaculaires du De regimine principum (Noëlle-Laëtitia Perret), la réécriture peut également opérer un changement de genre, par exemple lorsque Lydgate traduit l’œuvre de Boccace en la transformant en un miroir des princes en vers (Aude Mairey). Les modifications formelles conduisent alors à ce qu’Enrico Norelli appelle, à propos de la littérature ancienne sur la dormition de Marie, un basculement du ‘centre de gravité’ (p. 79). Quant à l’appropriation par un auteur, elle impose à la lecture un ‘changement de “réseau”’ (p. 224), détachant l’œuvre de sa source pour la lier aux autres productions de l’auteur: c’est ainsi que peut se lire la traduction du Sidrac de Bertrand Boysset (Valérie Fasseur). Bono Giamboni, qui semble échouer à recréer le De miseria humanae conditionis (Carole Mabboux), offre un intéressant contre-exemple de ce processus. Ces analyses de cas-limites, auxquelles s’ajoute un épilogue formé de deux articles, posent le problème des outils théoriques permettant de décrire les formes mouvantes de la textualité médiévale: ‘réécritures’, ‘reprises’, ‘remaniements’, ou encore ‘rédactions’ (pp. 54–55), dont les effets de sens tiennent souvent à l’ancrage des œuvres dans des réseaux textuels ou sociaux, ne se laissent pas saisir si aisément à travers les catégories genettiennes d’‘hypotexte’ et d’‘hypertexte’. Cet ouvrage pose ainsi les jalons d’une réflexion théorique d’ensemble sur la notion d’adaptation, pour laquelle on manque d’outils conceptuels en français.